Au nord-ouest du pays, en plein bush, à une petite centaine de kilomètres de Bahir Dar qui borde le lac Tana, Zumra Nuru a créé en 1972 une communauté utopique où femmes et hommes seraient tous égaux. TVB est allé partager 24 heures de la vie de cette communauté.
Le soleil sèche la terre des hauts plateaux éthiopiens qui n’ont plus vu la pluie depuis le mois d’octobre. La voiture vient de quitter le béton et s’élance sur un chemin de cailloux et de terre ocre, laissant derrière elle une fumée de poussière qui semble tout recouvrir. Les Amharas qui longent le chemin observent curieux ou indifférents cette traversée brisant le temps. Un panneau en tôle bleu et blanc indique que les prochaines constructions de terre-paille forment la communauté Awra Amba, « les maîtres des collines» en amharique.
Une pancarte Guest House trône au-dessus d’un bâtiment qui contient une quinzaine de chambres composées d’une couche et d’une petite étagère moulée dans les murs de terre humide et de paille recouverts de peinture jaune. Une porte faite de tôle et de bois peut se fermer avec un petit cadenas, des dessins aux murs rappellent les couleurs vives des paysages qui nous entourent.
« Un homme ne peut pas naître sans une femme »
Délestée de mes bagages, je suis invitée à prendre une boisson rafraîchissante sur la petite place centrale des bâtiments d’hébergement pour touristes. Aida et son père, Asnaske, nous rejoignent vite, c’est lui qui s’occupe d’elle en ce moment, sa femme travaille à la comptabilité de la communauté, lui, guide, ne travaille pas aujourd’hui. Derese, le cuisinier de la communauté, nous emmène grimper la colline la plus proche pour observer le coucher de soleil. Nous longeons les ateliers de tissage où hommes et femmes travaillent ensemble. Puis nous traversons des champs où femmes et enfants travaillent et gardent le bétail. Des oignons, des mangues, des tomates sont cultivés ici sur des terrasses d’irrigation, du tef (céréale locale) et des vaches nourrissent en partie la communauté.
Nous rentrons pour le dîner qui se tient rapidement une fois la nuit tombée, vers 19 h pour les étrangers (2 h de plus qu’en France) ou 1 h de la nuit en heure amharique qui commence lorsque le soleil se lève et que la vie commence (6 h du matin en heure internationale correspond à 1 h de la journée en heure amharique, qui se divise en 2 cycles de 12 heures). Les discussions nous amènent à évoquer l’angle de mon reportage, l’égalité femmes-hommes. Asnake nous raconte que Zumra, le fondateur de la communauté, aurait souvent expliqué l’inégalité des femmes et des hommes par un esprit égoïste et autocentré de l’homme qui, se croyant plus fort que la femme, aurait eu envie de la diriger ; mais que c’est un raisonnement erroné puisqu’un homme ne peut pas naître sans une femme, et ne peut donc pas lui être supérieur. Pour Asnake, qui évoque à plusieurs reprises l’idéologie communiste, nous sommes tous égaux et ne devrions faire aucune différence ni dans les tâches quotidiennes, ni dans nos jugements. C’est l’esprit de la communauté, « nous sommes tous des êtres humains » est une phrase qui revient souvent dans la bouche des membres anglophones rencontrés.
« On ne leur donne pas l’égalité, on reconnaît juste les droits naturels »
Le lendemain matin, après un petit-déjeuner pris au rythme cadencé des machines à tisser, une entrevue avec Zumra, le fondateur, est prévue. Sa fille, Aregash, me reçoit dans le centre d’informations construit sur la place du village, elle fera la traduction. Zumra, âgé aujourd’hui de 72 ans, arrive tranquillement dans l’ombre de la maisonnée. Vêtu d’une chemise blanche, il porte un chapeau de laine verte sur la tête ; une écharpe, avec le symbole du village, tombe sur son buste. Tout le monde le connaît et le salue respectueusement sur son chemin.
Regard perçant et discours calme mais passionné, le fondateur explique, en appuyant ses arguments de mouvements de mains décidés, qu’il a voulu construire une communauté de paix ouverte à tous les êtres humains qui souhaitent vivre dans la paix, l’amour et la solidarité. Sur le mur du centre, des paroles de Zumra. L’une d’entre elles annonce : « Faire un métier de femme ne change pas ton sexe, il change ton ignorance. » Je le questionne donc sur son travail pour l’égalité des sexes et l’homme me répond : « Nous ne travaillons pas pour l’égalité, nous ne la donnons pas, nous restituons simplement des droits naturels. Nous sommes tous des êtres humains et notre esprit nous différencie des animaux, nous pouvons donc nous en servir pour être plus justes, nous reconnaître tous comme humains et aider les personnes dans le besoin. »
L’homme insiste beaucoup sur la notion de paix, pour lui, « tout est question de choix, si nos comportements et nos discours sont bons et vont dans le sens de la paix, il n’y a plus de raison d’arriver au conflit. Penser bien et agir bien », conclut-il, avant d’ajouter que si chacun se sent bien, respecté et aidé alors la paix peut s’installer.
Une communauté qui fait parler d’elle en Éthiopie
Zumra est désormais connu de la majorité des Éthiopiens tout comme son histoire qui s’impose un peu comme une légende. Il aurait tenu des discours d’adulte dès ses 4 ans en se demandant pourquoi sa mère faisait tout à la maison et au champ, devait laver les pieds de son père et le servir alors que ce dernier la traitait mal. Il aurait questionné également l’absence d’aide portée aux pauvres et le cloisonnement causé par les religions. Il grandit en revendiquant les droits humains et sa famille le rejette le prenant pour un fou atteint de maladie mentale. À 13 ans, il quitte donc le foyer familial et part voyager dans la région Amhara à la recherche de personnes comprenant ses idées. Il dormira dans les forêts et reviendra travailler à la ferme tout en continuant pendant les saisons sèches à chercher des partenaires. Il finira par trouver, en 1972, quelques familles ouvertes à ses idées, dans la zone de Woreba Fogera. La communauté Awra Amba venait de voir le jour. Vue comme une secte dangereuse car ne suivant aucune religion reconnue et ayant une organisation en coopérative inconnue, elle fait face à des menaces de mort de la part du voisinage ; ses membres partent alors en errance. Le gouvernement régional reconnaît et protège finalement la communauté autour de l’an 2000 et lui donne accès aux terres où le village actuel est construit.
Aujourd’hui, la communauté regroupe environ 500 membres (dont les parents de Zumra qui ont finalement rejoint la communauté) divisés en deux catégories. Les membres de la coopérative, qui travaillent et vivent sur place, et les membres de la communauté qui peuvent vivre partout dans le monde mais adhèrent aux valeurs et transmettent les 5 principes de Zumra : le respect du droit d’égalité des femmes, le respect du droit des enfants, l’aide aux personnes qui ne peuvent pas travailler à cause de leur âge ou de leur santé, la prévention des mauvais actes et des mauvaises paroles pour aller vers la coopération, l’acceptation de tous les êtres humains comme des frères et des sœurs, malgré les différences. Un comité mensuel regroupe les membres pour décider de l’organisation et de l’évolution de la communauté. Chacun choisit son travail dans la communauté en fonction de ses envies et compétences.
On trouve dans le village une Guest House, un restaurant, un petit musée et un centre d’informations pour les dizaines de touristes de passage chaque jour, un jardin d’enfants, des écoles primaires, secondaires et préparatoires reconnues par l’État, une maison de retraite pour les aînés sans famille, des ateliers de tissage, principal revenu de la communauté, des boutiques de vente, des champs à cultiver et le bétail à nourrir.
Sur la petite place centrale, les touristes qui restent dormir questionnent la croyance agnostique du village, qui croirait tout de même en un pouvoir suprême et aurait simplement regroupé les principes de toutes les religions pour n’en garder qu’un : ne fais pas aux autres ce que tu n’aimerais pas que l’on te fasse. La communauté aujourd’hui acceptée reste parfois polémique et soulève de nombreux débats dans la région.
Je quitte cette communauté bien mystérieuse, petit hameau rural de travailleurs résistants, avec de nombreux questionnements, mais aussi la satisfaction de voir des personnes se mobiliser et s’engager pour la paix et l’égalité, notamment des femmes, dans un pays où, selon le gouvernement, 50 % d’entre elles sont victimes de violences de la part d’un partenaire, 40 % mariées avant 18 ans et moins de 20 % ont accès à l’école secondaire. Une expérimentation effective innovante qui porte l’espoir d’inspirer un monde plus paritaire et inclusif.
Laurianne Ploix
Crédit photo : Laurianne Ploix. Communauté Arwa Amba