Pour comprendre au mieux les spécificités induites par le fait d’être une femme en migration, nous avons rencontré deux travailleuses sociales qui accompagnent des demandeuses et demandeurs d’asile depuis plusieurs années. Alexandra Beckley est chargée d’accompagnement administratif et juridique pour les personnes demandant l’asile au centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) de Villeurbanne Nicolas-Garnier et Cindy Di Jusco est chargée d’accompagnement juridique et social.
TVB : Pourquoi parlons-nous aujourd’hui de migration genrée ?
CdJ : Les difficultés liées aux problématiques de genre touchent la société en général et se retrouvent donc aussi dans la migration. La question du genre dans son aspect global est un vaste sujet. On ne peut pas l’ignorer. Parler que de la question des femmes en migration, ne répond qu’à un aspect de ce que signifie la migration genrée. De plus, si historiquement on avait le mythe de l’homme qui migrait, on trouve de plus en plus de femmes en migration et de femmes seules. Désormais, dans notre travail quotidien, nous essayons d’intégrer les problématiques liées au genre pour nous trouver dans une meilleure compréhension de la personne, tant dans ce qu’elle a vécu sur le parcours de migration que sur les possibles raisons de son exil. La problématique n’est peut-être pas nouvelle, mais les personnes victimes de discriminations ou de violence liées à leur genre, des femmes mais pas seulement, représentent la majorité de celles que l’on accompagne aujourd’hui.
75 % des protections obtenues [pour le CADA] visaient des femmes seules sur des thématiques de genre.
AB : Tout à fait. Au sein de notre CADA, selon nos statistiques de l’année 2019, 75 % des protections obtenues visaient des femmes seules sur des thématiques de genre. Cela concernait des femmes victimes de violences conjugales, des petites filles risquant des mutilations génitales, des infanticides (notamment pour des fillettes en situation de handicap que l’on souhaitait tuer pour des sacrifices ou parce qu’elles apportaient la honte sur la famille), des féminicides (la volonté de les tuer parce que ce sont des filles) ou des mariages forcés. La plupart des femmes qui demandent l’asile, au sein de notre établissement, invoquent des motifs de persécution liés au genre. Mais même au niveau national, le dernier rapport d’activité de l’OFPRA affirme que la première thématique invoquée pour une demande de protection est la traite des êtres humains à vocation d’exploitation sexuelle. Certes cela peut toucher des hommes, mais ce sont essentiellement des femmes, parfois très jeunes, qui sont ciblées.
TVB : Quelle est la spécificité d’être une femme en migration ?
AB : Une femme va subir des persécutions auxquelles un homme sera moins ou pas confronté. Je pense notamment au viol comme arme dans les contextes de conflits armés ou comme outil de persécution. Là où un homme va être torturé ou incarcéré, une femme sera systématiquement violée qu’importe son âge. Sur certaines routes de l’exil, notamment celles qui passent par la Lybie, toutes les femmes que j’ai rencontrées ont subies des violences sexuelles.
CdJ : En effet, ce sont des confirmations que l’on a en entretiens et des traumatismes à gérer ensuite. On se concentre surtout sur les motifs de départ, les seuls retenus pour la procédure, mais on ne peut pas nier le parcours de ces femmes qui nécessiterait souvent des accompagnements psychologiques en plus de nos accompagnements sociaux et juridiques (Ndlr : voir le centre Essor créé à cet effet par Forum Réfugiés p.23 de notre hors-série). L’évocation de ces problématiques peut prendre du temps. La nécessité de créer des lieux sécurisants et bienveillants s’impose donc.
TVB : La convention de Genève qui détermine les causes pouvant justifier l’obtention du statut de réfugié intègre-t-elle les thématiques de genre ?
AB : C’est une vaste question. Selon la Convention de Genève, pour obtenir le statut de réfugié, la personne doit, entre autres, prouver qu’elle est persécutée sur l’un des 5 motifs suivants : sa race ou son ethnie, sa nationalité, sa religion, ses opinions politiques ou son appartenance à un groupe social. Lors de la création de cette Convention en 1951, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les rédacteurs avaient en tête pour cette question du groupe social plutôt les « cobayes » utilisés par les nazis, etc. En 1997, la plus haute juridiction administrative, le Conseil d’État, est venue censurer une décision de la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA, anciennement Commission des Recours et des Réfugiés), juridiction compétente en matière d’asile, pour n’avoir pas accordé de protection à une personne transsexuelle algérienne sans vérifier s’il n’existait pas un groupe social de personnes transsexuelles en Algérie. Depuis, les institutions de l’asile ont intégré la notion de genre dans la reconnaissance de nouveaux Groupes Sociaux. Néanmoins, la Convention de Genève ne couvrant pas toutes les situations de persécution, la « Protection Subsidiaire » offre également une possibilité de protection sur 3 autres motifs : pour un civil, le fait d’être dans un pays ou une zone de conflit généralisé, ensuite le fait d’être soumis à une peine de mort, ou le fait de fuir une situation de torture ou de traitements inhumains ou dégradants. Les femmes victimes de violences vont être quasiment toutes protégées sur ce dernier motif mais c’est une protection qui est moindre, plus courte et conditionnée.
La notion de genre intégrée dans la reconnaissance des nouveaux Groupes Sociaux de la convention de Genève
CdJ : Il me semble important que les institutions de l’asile intègrent de manière systémique, dans leurs grilles de lecture des motifs de fuite, les persécutions de genre pour pouvoir reconnaître les traumatismes subis et leur illégalité.
TVB : Quelles solutions avons-nous aujourd’hui pour accompagner au mieux la migration genrée ?
CdJ : Nous essayons d’intégrer au mieux cette thématique de genre, en général, dans les CADA en adaptant nos pratiques et en étant attentifs à cela. Le fait d’y réfléchir tous ensemble et d’y être tous sensibilisés a aussi été positif. Donc, former tout le monde sur les problématiques mais aussi sur les méthodes d’accompagnement me semble très important : connaître tous les outils et contacts à donner aux femmes victimes de violences pour qu’elles puissent se (res)saisir de leur vie.
Former tout le monde sur les problématiques
AB : Il existe des outils juridiques qui ne sont pas utilisés, donc avant de vouloir créer autre chose, je pense que nous pourrions accompagner les demandeurs d’asile à se servir de l’existant. Je pense notamment au mécanisme juridique de l’exceptionnelle gravité des persécutions qui permet à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ou à la CNDA de protéger une personne qui a subi des persécutions d’une gravité telle, que le critère d’actualité de la crainte n’est plus requis. Par ailleurs, des divisions thématiques et spécialisées ont été mises en place au sein de l’OFPRA, notamment sur les questions de genre (torture, orientation sexuelle, etc.). Une adresse dédiée a été créée afin de mieux prendre en compte les situations de vulnérabilité. Il est également possible pour le demandeur de choisir le sexe de l’officier de protection qui écoutera la personne, un tiers d’une association habilitée peut participer à l’entretien OFPRA aux côtés du demandeur… Il ne faut pas hésiter à utiliser davantage tous ces outils.
CdJ : Et je crois que comme nous le disions au début, les violences et les discriminations liées au genre touchent tous les pays, toutes les couches sociales. Cette dimension doit être un des moteurs d’analyse pour reconnaître une différence de traitement entre les hommes et les femmes, pour ensuite pouvoir mieux y remédier.
Laurianne Ploix
Photo : A.Beckley et C. di Justo © Laurianne Ploix