

Lancée en 2016 par la Fondation Positive Planet, la Semaine du Cinéma Positif a lieu chaque année en parallèle du Festival de Cannes. L’événement a pour but de mettre en avant un cinéma engagé sur des sujets forts qui font l’actualité́ ; car, ses créateurs en sont convaincus, « le cinéma peut changer le monde ».
Pour sa 4ème édition sur la Croisette, Tout Va Bien a rencontré la Directrice Générale de ce « petit festival dans le grand », Audrey Tcherkoff. Après une brillante carrière dans l’industrie du luxe, Audrey Tcherkoff a fait un virage à 360 degrés et s’est engagée à 100 % dans la fondation créée par Jacques Attali.
TVB : Comment passe-t-on de l’industrie du luxe à une ONG comme la vôtre ?
Audrey Tcherkoff : Par une prise de conscience, qui est assez symptomatique des gens de ma génération. J’ai 37 ans et j’ai fait, en effet, toute ma carrière dans la joaillerie. J’ai habité à l’étranger pendant de nombreuses années et j’ai eu la chance d’avoir accès à des postes à responsabilité assez jeune. J’ai toujours beaucoup travaillé, et j’étais extrêmement fière de mon parcours : j’ai relevé de grands challenges, j’ai habité dans des pays vraiment régis par le patriarcat, où il était difficile de se faire une place en tant que femme, surtout en tant que jeune femme. Et j’ai réussi à monter des structures qui sont devenues très importantes à l’étranger pour une grande marque de joaillerie. J’ai également développé des structures à mon compte. Et à un moment, au bout de 12 ans (j’étais enceinte, je pense que ça a aussi participé à mon éveil, notamment à ma prise de conscience sur l’état du monde que nous allons laisser à nos enfants), j’ai fait un voyage humanitaire au Népal : ça a été une espèce de claque parce que j’avais très envie d’aider cette association pour laquelle je travaillais sur mon temps personnel depuis quelques années, Children of the Moutain, qui construit des écoles au Népal. Je suis allée là-bas avec ma naïveté en me disant que j’allais changer beaucoup de choses en une semaine, que ça allait être formidable, que la vie de ces enfants allait changer. Et en fait on se rend compte qu’on se fait plaisir à soi parce qu’on ne change rien sur le long terme. On leur redonne peut-être le sourire sur le moment, mais on retourne à notre vie sans avoir un impact vraiment pérenne.
Et c’est cette pérennité dans notre action qui m’a absolument hantée quand nous sommes rentrés de notre voyage. J’ai eu la chance, à ce moment-là, de rencontrer Jacques Attali, qui m’a parlé de Positive Planet, qu’il a créé en 1998. C’est une organisation qui apporte une réponse holistique et pérenne à la question de l’exclusion, de la précarité et de la pauvreté en aidant les gens à créer leur propre source de revenu. Elle est présente dans 35 pays à travers le monde et a accompagné 11 millions de familles en 21 ans. Il m’a proposé de rejoindre le conseil d’administration de cette organisation. J’ai accepté avec plaisir : donner du sens à ce que je faisais m’a absolument transformée. J’ai vécu un épanouissement vraiment merveilleux et le choix s’est assez vite imposé d’un changement à 360 degrés dans mes objectifs et mes ambitions. J’ai donc décidé de mettre mon savoir et mon expertise au service de cette organisation à plein temps.
TVB : Comment est né le Festival du Cinéma Positif ?
AT : Le Cinéma Positif est né d’une discussion entre Jacques Attali et Pierre Lescure, où on s’est dit : « Le cinéma est une caisse de résonance formidable, c’est une vitrine sur le monde, un vecteur de communication ultra-puissant qui touche toutes les générations, et un véhicule d’actions positives : on a tous un film ou un documentaire qui nous a plu ou touché, qui a changé notre regard sur le monde, et qui nous a fait réfléchir à une problématique à laquelle on n’aurait pas forcément pensé avant d’entrer dans la salle de cinéma ou d’allumer notre écran. Pourquoi ne pas mettre un coup de projecteur, justement, sur ces œuvres cinématographiques-là, à travers un petit festival dans le grand festival ? Pour mettre à l’honneur les films qui portent ce genre de messages, ainsi que ceux qui font ce cinéma positif, devant et derrière la caméra ? »
On est parti sur une semaine, et on a organisé plusieurs temps forts, des conférences, des débats, pour parler de la manière dont le cinéma impacte notre société, fait bouger les lignes. On organise aussi des projections gratuites et ouvertes à tous dans les endroits convenus du festival, c’est-à-dire la Croisette, les cinémas, mais aussi dans les quartiers plus populaires. On a eu un soutien formidable de la ville de Cannes et du maire, David Lisnard, de Thierry Frémaux et de Pierre Lescure. On essaye d’amener cette fête du cinéma dans les endroits cannois qui sont un peu éloignés du festival. Et on récompense les films les plus positifs de l’année.

© DR
TVB : Quels sont les objectifs à long-terme de l’organisation ?
AT : En 2012, Jacques Attali a créé un mouvement pour une économie positive, et ce mouvement s’est créé sur le principe de l’urgence à ramener la priorité du long-terme dans tous les processus de décision, à tous les niveaux : qu’on soit un chef d’état, un élu ou un maire, qu’on soit un citoyen, un chef d’entreprise, il est absolument essentiel de se poser la question du long terme. De là est née toute une série de grands forums, qui réunissent chaque année des artistes, des leaders économiques, politiques, etc. qui viennent partager les bonnes pratiques et expliquer comment ils ont réussi à ramener cette priorité du long terme, et son impact positif sur leur environnement et donc sur le monde. Nous avons également créé des indices de positivité qui calculent la positivité des villes, des pays et des entreprises, et nous essayons d’accompagner l’ensemble des acteurs de la société sur ces enjeux sociétaux et environnementaux.
TVB : Quels sont ces indices ?
AT : Ce sont des grilles d’indicateurs développés avec une commission créée par Jacques Attali, composée d’experts, de représentants des pouvoirs publics et du secteur privé. C’est une liste de 39 indicateurs avec des dimensions structurantes, comme, par exemple, la capacité d’une entreprise à partager une vision stratégique à long terme avec ses collaborateurs, sa capacité à investir dans des formations pour ses collaborateurs, sa capacité à mesurer son empreinte carbone ; ça, c’est pour la partie plutôt technique. Le cinéma complète toutes ces actions avec une partie plus philosophique sur l’éveil des consciences : le long terme, c’est dire que chaque prise de parole sur les enjeux auxquels nos sociétés sont confrontées est essentiel. Chaque année, on choisit un thème pour la Semaine du Cinéma Positif en résonance avec l’actualité. Il y a deux ans, on a choisi le cinéma et la démocratie, l’année dernière on a parlé des femmes, et cette année c’est le cinéma au service de la justice sociale. Quand on sait que seules 30 % des réalisatrices en France sont des femmes, le fait que tout le monde se soit mobilisé sur le sujet l’année dernière a fait bouger les choses : une commission a été mise en place et va surveiller les quotas, le CNC a débloqué des budgets.
Cette année, on fait venir des historiens pour parler avec des réalisateurs engagés sur la manière dont le cinéma a un impact sur la réalité. Il y a plusieurs exemples concret : le film « Rosetta » (1999) des frères Dardenne, qui a inspiré les pouvoirs publics et donné son nom à un programme de lutte contre le chômage, ou encore le film « Indigènes » (2006), qui, quelques mois après sa sortie, a participé à donner une voix aux combattants qui demandaient la même pension que les soldats français et qui ont eu gain de cause.
TVB : Le cinéma peut-il vraiment changer le monde ?
AT : Bien sûr. Le cinéma a cela de formidable : il réussit à transposer la palette des émotions humaines sur le grand écran. Certains films réussissent à nous toucher en plein cœur : le film « Demain » (2015), par exemple, a donné lieu à des actions concrètes parce que les gens se sont dits, « Moi aussi, même à ma toute petite échelle, je peux changer la donne et avoir un impact positif. » Les réalisateurs ont d’ailleurs créé un site internet où les gens pouvaient partager les initiatives qu’ils avaient mises en place après avoir vu le film.

Audrey Tcherkoff © Arnaud Tinel
TVB : Quel film vous a le plus touché ?
AT : « La Couleur pourpre » (1985) m’a bouleversé. J’ai vraiment découvert l’histoire de l’Apartheid à travers ce film, et ça m’a donné une envie féroce de prendre la parole contre les injustices. Un exemple plus récent serait le documentaire « Demain », dont je vous parlais, parce que dans une époque de défiance et de « fake news » comme celle qu’on est en train de vivre, on a besoin de paroles intègres et de paroles d’espoir. Et ce film porte cette parole d’espoir avec des exemples extrêmement concrets. Ou encore le film « Chacun pour tous » (2018), que nous projetons cette année dans le cadre du festival, qui porte un message d’entre-aide magnifique, d’acceptation de soi et des autres. On a aussi besoin de ça en ce moment.
TVB : Quels films ont été sélectionnés cette année ?
AT : Au cinéma Alexandre III à Cannes, on essaye d’avoir une sélection de films qui ne sont jamais sortis en France. Nous avons projeté, en début de festival, le film « Sharkwater Extinction » (2018), qui était un peu le testament écologique de Rob Stewart, puisqu’il a disparu en plein tournage du film, où il parle de l’extinction massive des requins dans le monde. C’était un moment très émouvant car ses parents ont fait le déplacement pour venir dire un mot à sa place.
Parmi les séances en plein air, nous projetons le film de Frank Dubosc, « Tout le monde debout » (2018). On fait venir les équipes pour parler de leurs films. En général, le cinéma positif dénonce, informe, éduque ; parfois ce sont des œuvres difficiles à regarder, mais ce sont parfois aussi des comédies qui font passer des messages. Le cinéma ne change pas seulement notre regard sur le monde, il change le monde.
TVB : Le cinéma positif est-il un cinéma optimiste ?
AT : Non, ce n’est pas un cinéma qui peint le monde en rose. C’est, au contraire, un cinéma qui prend position. Après, c’est un très large débat ; on en a beaucoup parlé avec Costa-Gavras, qui nous a accompagné sur la deuxième édition de ce festival. Il nous a dit que son intention n’a jamais été d’éveiller les consciences ou de porter un message de revendication. En fait, son intention première était de raconter une histoire. Il s’avère que l’ensemble de son cinéma est un cinéma très politique, très engagé. Le résultat est un éveil des consciences chez les spectateurs. Mais ça peut aussi passer par des comédies qui portent des messages, et le regard que porte Frank Dubosc sur les personnes en situation de handicap, à travers l’humour, nous permet de réaliser qu’on peut vivre sa vie pleinement en étant handicapé. Sur le sujet du handicap, nous avons aussi projeté le film de Stéphanie Pillonca, « Laissez-moi aimer » (2019), qui met en scène des personnes handicapées qui reprennent un lien fort avec leur corps à travers la danse, l’amour et l’amour de soi.
TVB : Quels sont vos critères de sélection ?
AT : Nous avons un comité de sélection qui visionne des films tout au long de l’année, qui les pré-sélectionne dans chaque catégorie, et puis nous avons un jury tournant, composé cette année d’Alain Terzian, Anne Tallineau, Eriq Ebouaney, Christian Carion, Natasha Reigner, Yves Bigot, Sandrine Treiner, Dora Bouchoucha, Marie Drucker, Mathilda May, Kevin Razy et Oliver Benkemoun. Ils viennent tous d’horizons différents pour apporter des regards complémentaires. Il n’y a pas de président du jury mais ils sont sous la direction de Jacques Attali.
TVB : Comment choisissez-vous vos ambassadeurs ?
AT : Il y a tellement de gens formidables à mettre en avant, des gens qui se battent. Nous avons eu Agnès Varda, Costa-Gavras, comme cité précédemment. D’ailleurs, Agnès Varda disait souvent qu’elle était très sollicitée sur les plateaux de télévision, mais en revanche, elle a dû se battre jusqu’au bout pour obtenir des budgets pour ses films, malgré sa notoriété, sa carrière et son réseau. Elle expliquait que c’était probablement dû au fait qu’elle était une femme et que c’est beaucoup plus difficile en tant que femme réalisatrice d’obtenir des budgets : ce ne sont pas des batailles d’avant-garde mais tout à fait d’actualité.
Lise Pedersen
La solution proposée : encourager et diffuser des films porteurs de valeurs positives pour le monde.

Déborah François au Festival de Deauville en 2009
Nos questions à Déborah François, ambassadrice 2019
Cette année, Deborah François était ambassadrice pour la Semaine du Cinéma Positif pour la deuxième édition consécutive. L’actrice belge s’est fait connaître du grand public en 2005 dans son premier film, « L’enfant » des frères Dardenne, qui a remporté la Palme d’Or. Une actrice militante et engagée, elle a accepté de répondre aux questions de TVB.
TVB : Pourquoi avoir accepté d’être ambassadrice pour la Semaine du Cinéma Positif ?
Deborah François : J’aime le cinéma engagé, je pense que le cinéma peut faire bouger les choses dans le monde. Le cinéma fait voyager, ouvre des fenêtres sur des mondes qui sont très proches parfois dans la ville même où l’on vit, nous raconte des histoires qu’on ne connait pas ou nous montre des quartiers qu’on n’a pas forcément vus. L’impact de l’image est énorme, surtout dans le monde d’aujourd’hui. Les gens qui ont la chance, comme moi, de faire ce dont ils ont toujours rêvé dans la vie, ont une responsabilité d’essayer, chacun à son petit niveau, de faire passer des choses positives et des messages importants ; ça peut être une façon de s’engager, par son métier.
TVB : A quoi vous sert votre notoriété ?
DF : Hier j’étais à la Fondation des Femmes, je fais partie du collectif 50/50, je travaille aussi avec One, l’association créée par Bono pour faire du lobby positif, et cette année je suis allée au W7 (le Woman 7) pour préparer le G7. Je suis allée écouter toutes ces associations de femmes qui essayent d’apporter des solutions, des recommandations, qui devraient aboutir à des accords signés, des accords de budgets pour les associations féministes et pour le développement spécifique des femmes dans les pays en voie de développement. La cause des femmes est un combat qui me tient particulièrement à cœur.
TVB : Qu’est-ce que le cinéma peut vraiment changer ?
DF : Le cinéma a une grande responsabilité sur l’image : l’image c’est le contexte, le contexte c’est la société, c’est ce qu’on met dans la tête des gens, toutes ces influences dont on n’a pas vraiment conscience, les clichés sur les femmes, la place des femmes à l’écran. Ce sont des choses qui rentrent en nous inconsciemment, qui peuvent ou non perpétuer des clichés négatifs ; ou, au contraire, promulguer une image beaucoup plus positive. C’est la même chose avec la diversité : il faut que chacun trouve des images qui soient positives, des images auxquelles on ait envie de se conformer.
TVB : Parlez-nous d’un film qui vous a changée ?
DF : Je pense forcément au premier film que j’ai fait : « L’enfant » (2005) des frères Dardenne. Ça m’a beaucoup touchée parce ce que, dans ma famille, il y a eu beaucoup de femmes, de génération en génération, qui ont eu des enfants très jeunes, qui ont été mères adolescentes. Il y avait cette expression atroce à l’époque, « filles-mères », c’était presque une fille de joie. Dieu merci, ça fait partie des mentalités qui ont évolué, pas en si longtemps que ça. C’est la preuve que la représentation d’une mère célibataire peut évoluer relativement rapidement… Je pense aussi en particulier à un téléfilm sur la violence faite aux femmes qui s’appelle « C’est pas de l’amour » (2013). Ça m’avait beaucoup sensibilisée : tout d’un coup on découvre toutes les statistiques terribles, et puis on rentre dans toute la complexité du problème. Et c’est toujours une question de dialogue : on ne peut pas « sauver » quelqu’un, on peut ouvrir des portes à quelqu’un.
TVB : Vous étiez également membre d’une association en lien avec les frères Dardenne ?
DF : Oui, La Traille à Liège. Je n’en fait plus partie, car je ne suis plus sur place. C’est un refuge pour les femmes victimes de violence. Ce sont les parents des frères Dardenne qui ont fondé ce refuge. C’était très important pour moi, j’étais allée les rencontrer. Le combat pour l’égalité c’est le combat contre les violences faites aux femmes…. De manière générale, quand on regarde tout ce qui va mal dans ce monde, les gens qui sont à la base de ça ont toujours une histoire difficile. La violence intra-familiale, que ce soit contre les femmes, contre les enfants, ou qu’il s’agisse de femmes violentes, je pense que c’est ça, fondamentalement, qui perpétue la violence. Il y a une énorme problématique à ce niveau-là. On peut mettre en place toutes les préventions qu’on veut après, mais c’est ancré dans l’enfance. Et le plus grave c’est que ça se passe derrière des portes closes. Dans nos pays, on sacralise la famille, et si on sacralise trop la famille on ne peut pas entrer derrière les portes et aider ces gens.
TVB : Que leur disiez-vous ?
DF : La plus belle phrase là-dessus, c’est Marilyn Manson qui l’a dite, après la tuerie de Colombine aux Etats-Unis. A la question : « Qu’est-ce que vous diriez à ces élèves ? », il a répondu : « Rien, moi je les écouterais, ce que personne n’a fait. » J’ai juste écouté leurs histoires.
Lise Pedersen

Palmarès Cinéma Positif 2019 ©DR
Les lauréats de l’édition 2019 du Festival du Cinéma Positif
- Meilleur film positif : « Les Misérables » de Ladj Li (FR)
- Meilleure fiction positive : « Les Invisibles » de Louis Julien Petit (FR)
- Meilleur documentaire positif : « Lindy Lou, Jurée n. 2 » de Florent Vassault (FR)
- Meilleur premier film : « Girl » de Lukas Dhont (BELGIQUE)
- Coup de cœur court métrage : « Voyage For Change » de M. Meghatithi (FR)
- Court métrage d’honneur : « Eman » d’Alia Adel (EGYPTE)

Remise du prix du meilleur film positif au film Les Misérables de Ladj Ly par Jacques Attali ©DR