Lou Lubie est scénariste et dessinatrice de bandes dessinées. Dans Goupil ou Face, l’auteure explique ce qu’est la cyclothymie, un trouble qu’elle expérimente depuis l’adolescence. La jeune auteure réunionnaise qui a déjà publié sept livres revient en librairie début 2021 avec L’homme de la situation. Rencontre avec la bédéiste qui parle d’émotions, de relations à l’autre et de rapport à soi.
TVB : Comment votre travail vous permet-il d’appréhender les émotions ?
LB : Je travaille sur des sujets variés : la bipolarité, les relations amoureuses dans le numérique, la masculinité… Le point commun, c’est la place des émotions, peut-être parce que c’est ma façon d’aborder le monde. Sur la bipolarité, c’était assez évident que les émotions allaient être au cœur du livre puisque c’est un trouble de l’humeur et qu’il s’agit de ressentis, de gestion de tout ce qui peut nous passer par la tête et par le corps. Après, dans La fille dans l’écran, qui parle de relations à l’ère du numérique, on est vraiment dans le suivi de l’évolution des sentiments des deux jeunes femmes, qui sont d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Et ce sont ces émotions qui font le fil conducteur.
Je pense que c’est ce qui fait que les lecteurs se retrouvent dans mes BD. Ils s’identifient aux émotions parce qu’elles sont universelles et humaines, et que ça leur permet de faire des connexions avec eux-mêmes. On me dit souvent « oh mais ça, ça me parle » autant pour Goupil ou Face que pour La fille dans l’écran, qui est une fiction. Et c’est ça le pouvoir de l’émotion : la possibilité de se sentir concerné. Et c’est ce que je recherche, qu’une connexion se fasse grâce au pouvoir des émotions.
TVB : Est-ce que le fait de dessiner les émotions permet de les comprendre ?
LB : Non, je pense qu’il faut les comprendre avant de les dessiner. Mais il y a forcément une part de communication et de compréhension par l’émotion. Je vais reprendre l’exemple de La fille dans l’écran, qui est une histoire d’amour lesbienne, nous sommes deux autrices mais il n’y a pas de romance entre nous. Et les personnes qui lisent cette histoire, qu’elles soient hétéros ou LGBT, peuvent y retrouver leur propre histoire. La force de l’émotion dépasse le cadre du genre dans cette histoire.
TVB : En quoi utilisez-vous l’humour et la BD pour lutter contre les stéréotypes ?
LB : En BD, mais aussi sur tous les supports, utiliser l’humour permet de dédramatiser les sujets, de prendre du recul. Je trouve parfois que les personnes qui sont dans des situations très difficiles sont celles qui ont le plus d’humour sur leur situation. Et cela permet d’en parler, d’aborder des sujets plus profonds que le pathos, la pitié, la détresse, pour mettre une distance. Ce qui m’intéressait dans Goupil ou face, c’est que l’humour permet de toucher des gens qui ne sont pas forcément concernés voire réticents au sujet, car la bipolarité n’est pas un sujet « super fun ». Une fois, en dédicace dans un salon, un petit garçon a vu le renard sur la couverture du livre et a demandé à son père ce que c’était. Son père, devant moi, lit le résumé et lui dit : « c’est pas pour toi, c’est pour les gens qui ont deux personnalités » avant de s’en aller. J’ai trouvé ça dommage, d’abord parce que c’est faux, mais en plus la porte est refermée tout de suite et ne permet pas à cet enfant curieux de découvrir une chose à laquelle il sera peut-être confronté plus tard dans son entourage. Et justement, l’humour va permettre de rouvrir cette porte et d’en faire un sujet accessible à tous.
TVB : Vous innovez grâce au financement participatif, trouvez-vous la culture BD assez inclusive ?
LB : Pour le financement participatif, je n’innove pas vraiment, je dirais que je m’assure un minimum garanti. En fait, je propose à des lecteurs, à hauteur d’un montant libre chaque mois, d’avoir accès à mon travail en cours (mes planches de BD et des articles sur le métier d’auteur, mon journal de bord). Cela me permet non seulement de partager et ne pas rester dans mon coin, mais aussi de réduire les aléas du métier (aucun revenu entre deux contrats, pas forcément d’indemnités maladies, etc.).
Pour la deuxième partie de la question, en tant qu’auteure, c’est un milieu largement masculin, de par l’histoire de la création de la BD, mais qui progresse lentement. On commence à avoir des femmes auteures et ça fait du bien, mais il y a encore des catégories de personnes non-représentées et peu de diversité ethnique. C’est cependant sur la bonne voie, aussi en termes de contenus. On voit éclore tout un pan de la BD qui traite des sujets de société, des sujets de santé, de sujets culturels. On va plus loin que l’histoire traditionnelle du héros musclé qui va sauver une femme en petite tenue. Il y a même un gros appétit des lecteurs pour ces nouveaux sujets, et donc des éditeurs. On trouve un public qui n’était pas forcément touché par la BD d’aventure traditionnelle franco-belge. On voit apparaître de nouveaux sujets. Je pense à La différence invisible sur l’autisme, Tant pis pour l’amour sur les pervers narcissiques, etc. Tout ceci vient du fait que les auteurs sont en train de se rajeunir, se féminiser, venir de milieux différents. C’est la différence avec d’autres médias comme le cinéma ou le jeu vidéo qui évoluent plus lentement car il y a plus d’inertie, plus de monde à convaincre et plus de contraintes. En BD, il suffit que deux personnes soient d’accord, l’auteur et l’éditeur.
TVB : C’est pour ça que vous avez choisi la BD, alors que vous n’aimez pas dessiner, pour vous exprimer plus librement ?
LB : Absolument. Initialement, je voulais être écrivaine mais le livre est moins immédiat que la BD. Après, j’ai fait du jeu vidéo, qui permet d’être acteur de son expérience et c’est extraordinaire. Le souci est que pour faire un bon jeu vidéo qui ait de la profondeur, il faut être 2 000 personnes. Et j’ai plus un profil d’autrice porteuse de projet que de directrice ou membre d’un rouage, donc la BD était un bon compromis. J’ai dû apprendre à dessiner et je partais de très loin ! J’ai fini par atteindre un niveau qui me permet de raconter des histoires plus complexes. Ce qui est génial, c’est que je fais tout, l’histoire, le concept, les images, le texte, la mise en page. Je mène un propos comme je le veux et je vois ensuite avec mon éditrice. Cela serait impossible dans un autre média.
Plus d’infos : www.loulubie.fr
Crédit photo : Dupuis
Article issu de notre hors-série Culture et Santé Mentale à lire par ici